BLOODY MOON
La seule chose que j’ai pu apprendre sur mon père ces dix–neuf dernières années fut qu’il rencontra ma mère lors d’une chaude journée de Février. Le temps avait décidé depuis près de trois jours de jouer les mois d’Août, et l’on allait dans la rue en robe, avec pour toute source de chaleur le soleil au dessus des têtes. Ils se plurent tout de suite. Je fus conçue très vite. Peut–être trop vite aux yeux de mon père qui décida de prendre la fuite quelques mois avant ma naissance.
Ma grand–mère m’a souvent raconté ce fameux jour.
Plus personne ne pensait depuis bien longtemps au don accordé aux Wolfenstein. On pensait qu’il avait été perdu avec le dernier porteur du gène, une centaine d’années en arrière. Les seuls souvenirs du miracle étaient le nom que nous portions fièrement, et les légendes familiales. Alors par quel heureux hasard, par quel miracle le jour de ma naissance fut celui de la renaissance de ces anciens souvenirs ? Peut–être une prière enfin exaucée ? Ou bien un besoin nécessaire par les temps nouveaux ? Ou encore pouvait–ce être dû au fait que je naissais le même jour que cet ancêtre précisément ?
Il en fut alors ainsi : Léticya Wolfenstein naquit Lycane dans un monde où il ne faisait pas bon avoir des crocs si l’on n’était pas déjà mort …
Cependant, on ne découvrit la bonne nouvelle que bien plus tard. La pleine lune était déjà passée depuis quelques jours à ma naissance, il fallut donc attendre la suivante. C’est le plus grand de mes deux frères qui me trouva, Eric, et le pauvre, âgé de seulement six ans à ce moment là, eut la peur de sa vie. On fêta l’événement. Et le choix sur mon éducation fut pris à ce moment là. L'on me sortirait le moins possible en ville, je serais cloîtrée dans la maison, et l'on ne m'apprendrait que le strict nécessaire sur les Vampires: c'était des êtres dangereux que je devais fuir. Il fallait que je m’épanouisse au plus loin d'eux et de leur pseudo société dominatrice. Si je n’étais pas humaine, il fallait me cacher.
Mes premières transformations furent plutôt simples à gérer. En effet un bébé, même Lycan, ne fait pas énormément de dégâts. Le jour où ma mère retrouva les barreaux de mon lit à l’état de sciures de bois, on décida de changer de méthode. La cave fut aménagée pour que j’y passe une nuit chaque mois. Je ne me souviens presque pas de cette époque, qui se termina aussi vite qu’elle avait commencé.
C’était une nuit de mes quatorze ans. Avec le temps, chacune de mes transformations se faisait plus violente que les précédentes. On m’avait enfermée depuis près d’une heure quand je commençais à ressentir l’appel de la Lune. C’était chaque fois sensiblement le même rituel : je levais les yeux vers la trappe au plafond par laquelle j’étais entrée. Puis doucement, sentant mon rythme cardiaque s’accélérer, je me levais pour me placer juste en dessous. Là je fermais les yeux, imaginant la cour pavée au–dessus de moi. Puis tout se passait très vite ; une vive douleur me lançait au niveau de la mâchoire, puis dans chacun de mes os et je me demandais s’ils n’allaient pas se briser pour de bon cette fois ; et quand il me semblait rouvrir les yeux, la nuit était passée sans que je ne me souvienne de rien.
Cependant au lieu de m’éveiller sur le béton froid du sol de la cave, au matin de cette fameuse nuit, je me trouvais allongée dans l’herbe, gelée. Je mis un petit moment à m’en rendre véritablement compte. Ce n’était pas habituel après tout. En comprenant où j’étais, et ce que cela pouvait signifier, je fus prise d’une panique incontrôlable. Je bondis sur mes pieds pour regarder autour de moi : j’étais dans mon jardin. Je courus voir dans la cour. La plaque de métal qui servait de porte à la cave avait été arrachée de ses gonds et gisait à quelques mètres. Je me mis à trembler. J’avais pour la première fois véritablement peur, car je n’avais aucune idée de ce que j’avais pu faire. Une à une, des larmes se mirent à couler le long de mes joues, alors je me tournais, tremblant et sanglotant, vers une fenêtre du salon. L’image que me renvoya mon reflet, je m’en souviens toujours tant elle m’avait choquée. Je voyais devant moi une petite fille avec du sang étalé tout autour de sa bouche et sur son nez ; elle voulut porter une main a son visage pour le faire disparaître, mais elle vit dans le reflet que ses mains aussi étaient pleines de sang. Une petite voix dans ma tête me rappela que la petite fille, c’était moi. Et je me mis à hurler.
FIERCE MOON
Silvia fut réveillée par le cri de sa fille. Elle se redressa d’un bon, réfléchissant à peine. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle se rua en bas des escaliers, ouvrit la porte d’entrée à la volée et se précipita dans la cour pensant devoir ouvrir à sa pauvre enfant. Cependant la jeune fille était là, figée devant la fenêtre du salon, terrifiée. La mère s’était arrêtée un instant en découvrant Léticya à l’extérieur, comme si elle avait eu besoin de comprendre une équation impossible. C’est alors qu’elle remarqua le sang. Elle eut un haut–le–cœur, puis se précipita sur la fillette pour la serrer contre elle. La petite brune pleurait toutes les larmes de son corps, secouée par de gros sanglots. Sa grand–mère et ses frères arrivèrent, affolés eux aussi. Eric réagit le premier. Il s’approcha de sa mère et de sa sœur.
« On devrait rentrer. Léti a besoin d’une douche. »
La blonde acquiesça.
Pendant que leur sœur se lavait, Eric et Louis s’empressèrent d’aller se renseigner dans le village pour savoir d’où venait ce sang. Finalement, ils constatèrent avec soulagement que ses victimes ne s’élevaient qu’au nombre de trois chiens du voisinage.
C’était la première fois que Léticya tuait. Elle se sentait sale à l’intérieur, comme si son âme était souillée. Silvia la rassura en lui répétant que Dieu l’avait ainsi faite, et qu’il pardonnerait cette erreur dont elle n’était pas responsable. La petite fit oui de la tête. Mais quelque chose s’était brisé en elle.
Suite à la catastrophe, on trouva une sorte de caverne dans les bois de Durtol, éloignée du chemin, un endroit où personne n’aurait songé à aller, et encore moins en pleine nuit. Les garçons installèrent de solides chaines aux parois rocheuses. Les premières nuits que la brune passa dans les bois, elle pleura beaucoup. Elle avait peur, elle avait froid, elle maudissait Dieu, Satan, les anges et tout ce sur quoi elle pouvait se défouler pour ne pas désespérer.
Puis sa douleur diminua. Les chaînes devinrent une banalité. Il n’y avait plus eu d’accident.
En grandissant, Léticya se découvrit une passion pour la lecture à laquelle elle n’avait jamais vraiment fait attention. Elle se mit à dévorer toutes sortes de livres ; des romans, des pièces de théâtre, des nouvelles, et surtout des essais philosophiques.
Elle lisait Platon, elle lisait Kant, elle lisait Montaigne. Elle lisait Sartre.
Quand trois années furent révolues, les chaînes se brisèrent.
Léticya avait 17 ans, elle venait de terminer la lecture de « l’existentialisme est un humanisme ». Louis entra dans sa chambre discrètement.
« Léticya ? »
La jeune fille soupira. Elle referma son livre, puis relevant les yeux sur son frère, elle sourit.
« J’arrive. »
Le blond hocha la tête et sortit. Il était temps pour elle de rejoindre sa « chambre-des-pleines-lunes ». Lentement elle se leva. Épousseta sa robe. La retira pour enfiler l’une des innombrables tuniques en coton qu’elle mettait ces nuits là. Elle regarda sa chambre une dernière fois ; il lui semblait en quittant la pièce que quelque chose se préparait.
Ce sentiment ne la quitta pas tout le temps que dura le trajet jusqu’à la grotte. C’était une sensation désagréable, comme un murmure silencieux qui la prévenait d’un danger imminent. Elle se sentait mal, du coup. Il lui sembla même que le chemin fut plus court qu’à l’accoutumée, ce qui l’inquiéta. Quand ils arrivèrent à la grotte, Léticya s’assit sur une souche qu’elle avait amenée quelques jours plus tôt, pour laisser Louis l’enchaîner. Il referma les quatre gros bracelets de métal successivement sur ses poignets et ses chevilles. Cela fait, il se redressa et s’éloigna de quelques pas.
« Je suis désolé Léti … »
La brune l’observa, étonnée.
« Pourquoi tu dis ça ? »
Le jeune homme poussa un long soupir.
« … Tout ça. Ça doit être tellement difficile. Tu es forte, petite sœur, je t’admire. »
Léticya lui sourit. Elle n’avait jamais imaginé que son frère puisse penser cela d’elle. Elle hocha la tête pour le remercier, il lui souhaita bonne nuit et s’éloigna. Une fois seule, la jeune fille songea qu’elle aurait peut–être dû le prévenir de son mauvais présage.
Quand Léticya s’éveilla au petit matin, elle constata immédiatement qu’elle n’était plus sous la protection rocheuse de la grotte. Elle poussa un long soupir. Le ciel était encore sombre malgré le soleil levant, et le vent glacé la faisait frissonner. Elle songea qu’elle était nue au milieu des feuilles. Il fallait se lever. Un nouveau courant d’air porta à elle le parfum âcre du sang. Elle serra les mâchoires. Pourquoi avait–il fallu qu’elle se libère une fois encore de son entrave ? Quelque chose au fond d’elle–même, cette même chose qui la maintenait pour le moment clouée au sol, lui disait que ce n’était pas le cadavre d’un chien qu’elle découvrirait en se redressant. Elle inspira. Expira. C’est alors qu’elle remarqua une chose étonnante. Bien qu’elle fût en plein cœur de la forêt, elle n’entendait pas le chant d’un seul oiseau. Présage bien funeste … Elle trouva dans ce silence le courage d’affronter le décor de sa nuit. Doucement, Léticya se releva. La première chose qu’elle vit fut les vestiges d’une tente de camping. Elle observa le tissu déchiqueté, les affaires éparpillées. Et étrangement, elle n’en pensa rien. Battement de cils ; elle regarda ses mains. Elles étaient brunes, le sang les couvrant ayant séché. Puis elle s’observa, remarquant qu’elle était en vérité couverte de sang de la tête aux pieds. Quelques feuilles étaient restées collées à sa peau, alors elle entreprit de les retirer une à une. Puis finalement elle se tourna, et put observer le cadavre lacéré de ce qui lui semblait être un homme. Mais dans l’état dans lequel il était, c’était difficile de l’affirmer. Elle entrouvrit les lèvres. Une chose étrange lui arrivait. Elle se savait responsable, elle voyait ce dont elle avait été capable, mais elle ne ressentait rien. Ni peur, ni culpabilité. C’était seulement arrivé. Elle tourna légèrement la tête pour trouver un second cadavre, de femme cette fois. Les corps avaient été partiellement dévorés.
Ils n’avaient qu’à pas se trouver là, songea Léticya. Et elle s’en retourna machinalement chez elle, se demandant quelle bête féroce allait bien être accusée de ses crimes.
NEW MOON
La famille avait été consternée en voyant la jeune fille revenir seule des bois. Jugeant son état, personne n’avait osé demander quoi que ce soit. On se contenta d’acheter de nouvelles chaînes. Deux jours plus tard, un journal local annonçait qu’un ours devait fatalement se promener dans les sous–bois. Silvia vomit après avoir vu le dossier photo.
Léticya changeait doucement. Elle devenait un peu plus sauvage chaque jour. Elle se posait des questions auxquelles elle ne trouvait aucune réponse, ce qui l’énervait si fort qu’elle mit à sac sa chambre deux fois en peu de temps. Elle cassait de la vaisselle parfois. Elle implosait.
« J’ai besoin de savoir ! »
« Mais que veux–tu que je te dise ? Cela remonte à des siècles ! Je n’ai pas les réponses que tu cherches … »
Léticya se demandait si elle était seule à posséder ce don fabuleux. Elle ne savait rien des Lycans, rien de plus que les histoires sur le vieil ancêtre Marcus Wolfenstein. Et ça la rendait folle. Elle ne supportait plus d’être seule. Et surtout, elle ne supportait plus le regard tellement humain que lui portaient les membres de sa famille. A cause de l’accident, ils s’étaient mis à la craindre.
Elle supporta encore deux longues années avant d’éclater totalement.
Un matin, elle décida qu’elle avait le besoin vital de savoir si d’autres Lycans arpentaient les routes de France, et oubliant toute mesure de sécurité, elle fit un petit sac, prit tout l’argent qu’elle put trouver dans la maison, et s’éclipsa sans un bruit. Elle s’obligea à ne pas regarder en arrière, sauta dans la première carriole qui accepta de l'emmener loin de Durtol. En ville, elle s’évertua à rester discrète. Quand finalement elle réussit à trouver la vieille gare, elle acheta un billet pour la capitale qu’elle avait toujours rêvé de visiter ; le train arriva à l’heure. Elle fut étonnée de découvrir un convoi ne ressemblant que vaguement à l'idée qu'elle s'en faisait, et semblant vieux de plusieurs siècles. Devant la porte du wagon, elle prit une dernière inspiration de l’air auvergnat, puis elle monta, bien décidée à découvrir le monde qui l’entourait.