Roch sortit de la petite galerie de service débouchant dans une section abandonnée de l'ancien Métro. La porte secrète coulissa sans bruit derrière lui et l'obscurité totale l'enveloppa aussitôt. Roch aimait bien cet endroit découvert par le Premier Comité voici près de quatre-vingts ans et qui n'avait jamais offert la moindre faille de sécurité.
Par habitude, il tendit l'oreille, à l'affût d'une odeur, d'un bruit suspect. Il n'entendit que le bruissement léger d'un courant d'air filtrant entre des pierres disjointes et le plic ploc familier des gouttes tombant dans des flaques invisibles. Les restes du bassin de la Villette se perdaient dans des poches d'eau qui débordaient dans les fissures du sol, les vieilles caves, les égouts désaffectés, les galeries oubliée de l'ancien Paris. Toute l'infrastructure souterraine des Squats avait été laissée à l'abandon et les effondrements y étaient nombreux. La ligne unique de métro, restaurée par le Cercle pour montrer qu'il apportait le progrès même aux mortels les moins méritants, avait failli ne pas survivre à l'affaissement de la voûte sur une rame. Près de deux cents morts... de quoi refroidir la gratitude envers le Cercle. Le diable devait travailler pour le Comité, mais il aurait pu attendre que soit passée l'heure de pointe. Mais bon, c'était le diable.
Roch alluma sa lampe torche et suivit le chemin savamment agencé entre les éboulis, franchit ce qui restait du fossé de l'ancienne voie et et remonta le long du quai jusqu'à une porte qui se fondait dans la masse noirâtre de la paroi. Il frappa en code copié sur le principe du Morse et se glissa par la fente apparue aussitôt. Le lourd vantail blindé se refermait déjà derrière lui. La vrille d'un escalier montant le conduisit aux sous-sol des habitations. De nouvelles marches, des couloirs délabrés traversant des pièces sans portes parsemées des débris d'occupations temporaires: on était dans une aile du Centre d'Entraide, couverture civile du Comité, une organisation bénévole légale et sous la protection de l'Eglise, rien que ça. On y acceptait les squatters "indépendants" mais on ne faisait pas le ménage derrière eux.
Par association d'idées, Roch commença à siffloter Dirty Old Town, mais s'arrêta presque aussitôt. Le bruit est l'ennemi du bien, comme disait son entraîneur aux attaques furtives.
Roch savait comment éviter les rencontres. De toutes façons, les rares occasions où cela s'était produit, on le prenait pour un confrère de dèche dont on respectait le silence renfrogné. Une seule fois, un bénévole sans doute un peu perdu dans le dédale lui avait demandé s'il cherchait de l'aide. Pour rester dans la note, Roch avait répondu par un "Va te faire foutre !" à décourager les vocations et dont, parfois, il avait encore honte.
Il passa derrière les bureaux d'assistance, l'Accueil Médical, l'Accueil aux Femmes battues, l'Aide aux Chercheurs d' Emploi, l'Aide aux Dépendants, le Soutien Psychologique, le Soutien Scolaire –ici, même le vocabulaire était compatissant. Des pleurs de nouveaux-nés annoncèrent qu'il longeait l'Aide maternelle et des ricanements séniles la section où on apportait ses vieux.
Un escalier de plus qui conduisait aux combles. On redescendait plus loin ; deux fausses portes permettaient l'accès à des passages apparemment condamnés.
Il arriva devant la petite pièce vitrée du quatrième où, devant son interphone et son écran de surveillance, se tenait Géraud, dit le Concierge, un ancien convoyeur d'explosifs. La porte était ouverte et après un bref salut, Roch demanda si les invités étaient arrivés :
-Non, pas encore. - l'homme eut un regard inquiet et ajouta -
Le Patron n'est pas avec vous ?-Il arrivera plus tard par l'autre côté. C'est plus long mais moins poussiéreux. Il s'est cassé la voix. Le Doc l'accompagne en voiture. Mais je suis chargé de l'accueil.L'autre hocha la tête. Tout le monde était au courant de l'état de santé de Martial. Il paraissait guéri depuis sa dernière opération, mais la veille, il s'était réveillé aphone. Le doc avait d'abord refusé l'injection de cortisone que le chef exigeait : trois jours sans parler et ensuite on verrait. Mais Martial ne voulait pas manquer le rendez-vous avec les Traqueurs. C'était trop important, trop urgent. Il fallait qu'il parle, il n'allait pas communiquer par petits papiers. Roch prendrait sur lui une part de l'entretien mais c'était le Chef qui avait eu les contacts, c'est lui qui conclurait et il ne voulait pas de bavures.Les Traqueurs étaient - après le Comité évidemment- ce qu'il y avait de mieux dans la Résistance et il fallait qu'une alliance soit conclue.
Roch était de cet avis et fort curieux de rencontrer leurs envoyés. Les Traqueurs ...leur prestige était grand dans l'activisme anti-vampire. On les disait un peu passéistes, un peu mystiques, un peu...tribaux ? Mais efficaces, entraînés, et rusés comme des renards. Et puis, dans ce monde dominé par tout ce qui relevait jadis de la légende et des contes à dormir debout, des descendants des Templiers, ça la fichait bien, et Roch se disait qu'ils pourraient apporter ce supplément d'âme dont le Comité, biberonné au rationnel, aurait sans doute besoin devant ce qui se préparait.
Roch s'éloignait quand un buzz retentit, un voyant vert s'alluma et il s'arrêta. ce devait être le commandeur. Géraud, l'interphone à l'oreille, écoutait en fronçant le sourcil. On ne voyait pas l'écran mais Roch entendit :
- C'est ouvert. Quoi ? .. prenez l'escalier, jusqu'au troisième étage, troisième, sseurd flor ! Yess !Roch repartait vers l'escalier quand un soupçon lui vint à l'esprit... deux rendez-vous en même temps ? A cette entrée ? Il se tourna, inquiet, vers Géraud :
Qui est-ce ?-Un type ; il a bien le code 3 , mais aussi un accent américain incroyable et puis, un habit bizarre, comme les aiment les vampires.. J'ai rien compris à ce qu'il disait. Alors je l'ai fait entrer pour qu'il ne reste pas trop devant la porte, et je l'ai envoyé dans la salle d'accueil de l'appart. Vous avez un Amerlock à la Base ? J'envoie quelqu'un vérifier. Mon anglais n'est pas très bon, surtout pour un Américain.Roch tiqua... L'accent "américain" devait être celui de Killian Mac Tyre. On l'avait prévenu qu'il aimait les costumes d'époque et qu'il parlait l'anglais en bon dubliner ne reniant pas plus ses origines que l'anglais de Géraud oubliait son accent de Ménilmuche.
Quant à ce qu'on appelait l'appartement, c'était le coin le plus pourri de l'îlot de bâtiments où se cachait le QG urbain. La salle d'attente servait de sas de sécurité pour les arrivants dont on n'était pas absolument sûr.
La tuile ! Si c'était bien Mac Tyre, quelle idée allait-il se faire d'un Comité logé dans un trou à rat ? Martial tenait le Commandeur en grande estime. Il allait être furieux de cet accueil. Mais on ne pouvait en vouloir au méfiant cerbère qui, n'étant pas au courant de l'identité véritable des visiteurs, devait penser seulement que c'était très important puisque le Patron se déplaçait.
Que Duncan O'Hara et le Commandeur arrivent séparément était normal. C'est une prudence habituelle pour des responsables d'organisations clandestines. Roch regrettait seulement que le premier arrivé n'ait pas été Duncan O'Hara. Il ne le connaissait que de réputation, un tireur d'élite, très lié aux Traqueurs des Highlands. Mais l'homme était bilingue, ayant été élevé en France où sa famille s'était installée, alors que l'anglais de Roch était très scolaire. Cela aurait été plus facile d'expliquer en français pourquoi on l'avait reçu de cette manière.
Certes, entre clandestins, on ne s'attend pas à ce qu'on déroule le tapis rouge en sonnant de la trompette..Lui-même n'avait pas changé sa mise de squatter patenté, parka fatiguée et bonnet passe-partout. Il fallait arranger les choses. Le Commandeur avait dû déjà repérer l'escalier et les trois étages mais lui, il n'en avait qu'un seul à descendre. Il dit hâtivement :
-C'est mon rencart ! J' y vais !Vingt secondes plus tard, il poussait la porte de la salle, entendant le bruit discret des pas qui montaient. Il eut le temps de s'éloigner de la porte avant qu'on n'y frappe puis revint l'ouvrir tranquillement, vit un grand gaillard en redingote posant sur lui un regard gris bleu qui rencontra le gris bronze du sien. Roch mit un sourire de bienvenue sur ses lèvres, un zeste de placidité dans sa voix et articula en guise de salut :
-Fidelis La réponse obtenue, il se dit que ce templier du XXIe siècle avait bien de l'allure, se sentit un peu moche sous son bonnet et dans sa parka miteuse. Mais si le manteau fait le templier, pour cacher des explosifs une parka avachie c'est plus pratique qu'une redingote.
- Commandeur Mac Tyre ? Je suis Roch, le Second du Comité de Résistance, très honoré de rencontrer le représentant de la Ligue des Traqueurs.
Une des entrées du QG parisien de l'actuel Comité
Et si on veut entendre l'air que Roch commence à siffler :
https://youtu.be/kfVsGapy5vQ