Il y a quelques temps que je suis arrivée sur ce quartier et que j'y ai mes petites habitudes et mes repères. Je ne niche pas très loin d'une sorte de point de rencontre entre gens bizarres. J'ai une vue imprenable sur leurs allées et venues. Je n'ai pas l'âme d'un limier de la police du Cercle, loin s'en faut, mais j'en mettrais ma petite patte rousse à couper que ces types ne sont pas forcément en règle avec les chartes du Curtea Veche. Leur espérance de vie n'est certainement guère plus élevée que la mienne. Ils sont tous des mines préoccupées et conspiratrices. Certains sont vieux et portent sur leur visage les marques du chagrin, de la perte, du deuil, de la blessure. D'autres n'en laissent rien paraître peut-être parce qu'ils sont jeunes et que leur orgueil est plus fort que la peine pour le moment. Peut-être aussi parce qu'ils ont encore de l'espoir pour eux-même, alors que les premiers n'en ont que pour l'avenir.
Oui, mon odorat très fin sait reconnaître l'odeur des explosifs et certains de ces hommes qui s'engouffrent sous cette porte cochère la portent sur eux. Il y a des femmes aussi parmi eux, l'air résolu et déterminé. Je peux presque deviner lesquelles sont mères. Elles ont le même éclat dans le regard que ma mère quand elle nous réunissait pour nous cacher des longues dents. En général on les sent arriver à des kilomètres et on déguerpit avant même qu'ils puissent nous sentir. Mais maman veillait toujours en arrière garde, pour rabattre sa nichée. Un jour elle a trop traîné à découvert pour trouver mon frère aîné et elle s'est fait prendre. Sylvain ne s'en est d'ailleurs pas encore remis mais je sais qu'il a assisté à la fin de maman.
Son odeur était bien plus forte que la nôtre puisqu'elle était une kimera à cent pour cent alors que notre père, humain, a atténué l'empreinte olfactive dans nos gènes. Il n'empêche que les nuits de pleine lune nous formons une horde de renards au pelage de feu. Tapis dans notre terrier à l'orée d'un parc, nous menons un conciliabule étourdissant. Les renards sont très bavards dans le couvert de leur foyer, tout autant qu'ils sont silencieux et furtifs en dehors. Le glapit de mes frères et sœurs me manque et j'en suis presque à traquer les rouquines et rouquins dans la rue. Depuis que notre mère est tombée aux mains des chasseurs, notre fratrie s'est dispersée. Nous avions bien envie de rester ensembles et de nous entraider mais Sylvain a dit que nous étions plus facilement repérables ensemble que séparément. Je ne sais pas s'il a raison mais je trouve aussi que cela nous rend plus vulnérables.
Depuis quelques jours, j'ai remarqué des allées et venues inhabituelles dans le squat des hommes étranges. Deux forts beaux garçons s'y sont succédé. L'un portant une barbe et une sorte de manteau redingote à l'ancienne et l'autre, difficile de passer inaperçu avec une tignasse pareille, j'ai même cru que c'était l'un des nôtres mais son odeur m'a vite détrompée, avait une sorte de jupe et un drap à carreaux assorti jeté sur l'épaule. Comme si sa chevelure ne le rendait pas suffisamment repérable. D'ailleurs, l'homme à le redingote partageait mon avis. Il avait copieusement admonesté le roux pour son imprudence et lui avait demandé de s'habiller dorénavant en civil. Même si je ne savais pas ce que cela voulait vraiment dire, j'avais vu dans le regard d'émeraude une rage contenue face à un affront.
La beauté de ces deux hommes m'a touché. J'ai reconnu le manque dans cette réaction. Manque des miens, manque d'affection. Je me suis secoué le museau en me grondant moi-même. Tu te ramollis ma petite ! C'est ce que me disait maman quand je ne rapportais qu'une ou deux poules de mes randonnées à la pleine lune. Ces nuits étaient des instants précieux durant lesquels je renouais avec ma nature profonde et je ne me sentais jamais aussi vivante que dans ces moments -là. Peut-être que l'homme en jupe ressentait la même chose en portant son costume et était en colère que l'autre lui demande de s'en priver. J'étais triste pour lui. Je sentais instinctivement de la noblesse en chacun d'eux, mais l'un était désabusé et l'autre brisé.
Une petite renarde peut sentir tout cela. C'est dans l'instinct. De même qu'elle va sentir la poule moins aimée, moins sûre d'elle, celle qui ne va presque pas se défendre et que le coq ne viendra pas défendre en menaçant de crever les yeux ou de lacérer les flancs avec des ergots tranchants ou un bec coupant. Les deux hommes étaient dangereux mais pas de la même façon, mais ils avaient un noble cœur. Ma mère m'aurait donné une correction pour de telles pensées et de tels soupirs égarés. Elle m'aurait dit que pour eux je ne suis qu'un monstre et qu'ils n'auraient d'autre pensée que de me traverser le corps d'une lame bien tranchante et de me saigner s'ils savaient ce que je suis.
Mais quand même, tapie entre mes planches de palettes pourries, je ne pouvais m'empêcher d'admirer leur allure, leurs regards fiers qui se défiaient et la beauté de leurs traits virils. Chacun avait ses attraits. Chacun était redoutable pour une fille comme moi. Chaque jour, je venais aux aguets après avoir trouvé ma subsistance. C'était un rituel qui me réchauffait le ventre d'une autre façon que la nourriture. Mais aujourd'hui j'avais dû les manquer. J'en étais presque à une heure d'attente et ils ne se montraient toujours pas. Bientôt il me faudrait bouger et regagner ma tanière urbaine car un renard trop immobile est un renard mort, même sous sa forme humanoïde.
C'est ainsi embusquée que je la vis. Une gamine au regard triste et au corps de femme que ses nippes austères ne parvenaient pas à enlaidir. Elle marchait d'un pas rapide, comme un automate. Elle avait dans le regard cette terreur des animaux qui savent qu'ils sont traqués. Elle portait un panier bien lourd et je me demandai un moment si elle ne s'était pas égarée. Elle s'était arrêtée à l'angle de la rue de Crimée et semblait reprendre son souffle et se reposer de son lourd fardeau. Mais mon œil exercé releva tout de suite les signes d'un affolement naissant. C'est alors que je remarquai sa lèvre fendue. Il s'agissait bien d'une jeune fille en détresse. J'étais tiraillée entre l'envie de lui tendre la main et le danger de trahir ma présence.