Clémence n'eut que le temps de rattraper un sourire de triomphe. Le vampire avait accepté ! Elle l'avait coincé, soumis à sa volonté. Clémence en fut remplie d'une intense satisfaction où se mêlaient orgueil et esprit de revanche. Avait-elle été assez humiliée lors de cette équipée à l'Assemblée alors qu'elle croyait réaliser une opération toute en finesse et stratégie ! Le succès de son entreprise montrait que par la force de son intelligence et de sa détermination, elle pouvait manœuvrer un de ces soi-disant maîtres du monde. Oui, ils avaient le pouvoir politique fondé sur la terreur et certaines aptitudes physiques ou sensorielles qui, individuellement, assuraient leur supériorité. Mais leurs passions restaient humaines et leur raisonnement n'était pas plus fiable que celui des mortels. Il y avait des vampires très intelligents et d'autres complètement stupides, des vampires compétents et de sinistres incapables. Leur seule supériorité intellectuelle était qu'ils pouvaient accumuler une fabuleuse somme de connaissances s'ils s'en donnaient la peine, bien que à la longue, il dût y avoir des risques d'encombrement de la mémoire, ce qui expliquait la lassitude qui s'emparait des très vieux vampires, surtout s'ils n'avaient pas de fortes personnalités.
Elle arriverait à réaliser ses ambitions : elle deviendrait commissaire divisionnaire. Les humains atteignant ce rang n'étaient qu'une poignée. Elle ferait partie du lot avec l'appui de Léonie qui semblait décidée à la pousser au premier plan, si elle ne commettait pas d'erreur. Elle s'adresserait aux bonnes personnes, se ferait remarquer par l'Inspection Générale. Elle serait peut-être la première à...
Un vertige brusque lui fit soudain perdre le contrôle de sa pensée. Ce fut bref mais très déplaisant. Un instant, elle fut incapable de focaliser son regard sur Fenger et sentit une brusque angoisse lui serrer la gorge. Dans son excitation d'avoir obligé un vampire à lui céder, cette trahison de son corps lui parut insupportable, une douche glacée sur la jubilation éprouvée en entendant le trafiquant admettre sa défaite, accepter une collaboration dont elle tirerait les ficelles.
Cachant son trouble, elle passa une main rapide devant ses yeux comme pour repousser une mèche de cheveux, espérant que Fenger n'avait rien vu . Ce n'était pas le moment de perdre son aplomb, de paraître fatiguée. Le visage muré dans une impassibilité qu'elle jugeait propre à impressionner ceux qu'elle interrogeait, elle vit que Fenger avait repris son assurance et souriait pour lui-même aux idées qui lui venaient. Compte tenu de l'ego hypertrophié de l'individu, il devait déjà avoir interprété les circonstances en sa faveur, prévu qu'il saurait la manipuler et ne doutait pas une seconde que sa défaite actuelle n'était qu'apparente et et que ce serait lui qui triompherait en fin de compte.
Il eut l'inconscience de parler de contrat. Un contrat ? Devant notaire peut-être ? Un contrat suppose la liberté des deux parties. Elle le forçait à collaborer, sinon, il serait exécuté. C'était du chantage, oui, et non une embauche à l'Agence de l'emploi. Il voulait peut-être un salaire et des garanties pour ses congés payés ?
Elle allait lui répliquer vertement quand de nouveau, le vertige la reprit et cette fois-ci, elle sentit l'affolement poindre au creux de sa poitrine ; elle était malade, juste au moment où il ne le fallait pas, au moment où elle avait obtenu ce qu'elle voulait du chef et fait céder ce malfrat qui se croyait intouchable. Elle se leva, s'appuyant des deux mains sur la table pour retrouver son équilibre ; la nausée montait en elle comme une vague insidieuse et fade. Elle eut un frisson, se contint par un sursaut de volonté et parvint à fixer son attention sur les paroles que Fenger prononçait.
Il voulait agir tout de suite et semblait décidé à ne travailler qu'avec elle. Tant mieux. Elle avait craint un instant qu'avec la morgue habituelle des buveurs de sang, il n'exigeât de n'avoir comme interlocuteur qu'un de ses congénères. Mais non, il voulait seulement un portable pour lui passer directement ses informations. Elle tenta de répondre bien que le malaise qui l'étreignait s'accentuât, devenant une fièvre sourde qui lui faisait monter le sang aux joues.
-Oui, un portable, certainement.. je vais voir.. je crois que j'en ai un au vestiaire . Je vais aller le chercher.
Elle fit un signe aux vampires de garde en murmurant un vague"je reviens"
Il n'était pas question qu'elle signale combien elle se sentait mal. Jamais elle ne tolérerait de paraître faible dans l'exercice de ses fonctions. Elle était une battante, faite pour diriger et être obéie, non pour être assistée et plainte. Elle connaissait les remarques apitoyées ou venimeuses qui couraient chez ses collègues masculins dès qu'une femme n'était plus à la hauteur de sa tâche. Et puis lui portait sur les nerfs cette santé insolente que la plupart des vampires étalait avec une fatuité goguenarde.... Raidissant le dos, elle s'avança vers la porte, dents serrées, tendue dans sa volonté de faire plier cette saleté qui lui tordait l'intérieur.
La porte se refermant derrière elle fut comme le signal de la déroute et elle tituba plus qu'elle ne marcha vers les vestiaires. Elle allait prendre un verre d'eau et un fébrifuge, c'était la grippe peut-être.. la typhoïde ou une de ces fièvres liées au manque d'hygiène des zones mal contrôlées, la malaria des Squats ? Quelle malchance ! Ou alors un empoisonnement ….. De pâle, elle devint livide. La morsure.. Tout se brouillait ; elle parvint à son placard, il lui fallait son fébrifuge et comme elle entendait des pas qui s'approchaient, ne voulant pas qu'on la vît dans cet état, elle fit un ultime effort pour rejoindre les toilettes et s'y enfermer. Mais elle n'en eut pas le temps. La secrétaire qui entrait la vit chanceler puis s'effondrer sans un cri.
Quelques minutes plus tard, Clémence Destrées était emportée par les secours et conduite aux urgences.
Il y eut une discrète agitation, quelques allées et venues dans les couloirs puis un officier de police entra dans la salle où Tracy Fenger attendait. Ses gardes étaient debout, l'air impatienté. L'arrivant se dirigea vers eux et leur murmura quelques mots puis il fixa le prisonnier d'un air froid :
-L'interrogatoire est terminé pour aujourd'hui.
Sur ce il sortit. L'un des vampires soupira en haussant les épaules :
-Ah ces bonnes femmes ! Toujours des histoires .
Puis il s'approcha de Fenger :
- Le lieutenant a dû s'absenter. Un malaise . On va te remettre en cellule et demain le commissaire avisera.